La prise de conscience de la communauté
de destin terrestre
entre la nature vivante et l’aventure humaine
doit devenir un événement majeur de notre temps(…).
Nous devons reconnaître notre filiation biologique
et notre filiation ontologique ;
c’est le cordon ombilical qu’il faut renouer[1].
Edgar Morin
Le ciel et la terre, les dieux et les hommes
Sont liés entre eux par une communauté,
Faite d’amitié et de bon arrangement,
De sagesse et d’esprit de justice,
Et c’est la raison pour laquelle, à cet univers,
Shi Tao石涛, Moine Concombre-amer 苦瓜和尚(1642-1707) Ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrangement,
Et non celui de dérangement non plus que de dérèglement[2].
Platon
La montagne que tu vois n’est pas une montagne
La rivière n’est pas différente,
Mais un seul cycle de lune brille
Sur les monts, les fleuves et la Terre[3].
Wenyi
Abstract
La catastrophe écologique pose des questions existentielles. Les continuités qui relient la nature, la méditation (mindfulness) et l’écologie donnent des perspectives. Il y a dans ces continuités un trésor de richesses inépuisables pour une culture d’harmonie personnelle et collective. Quant aux questions, elles se réduisent au point crucial, vieux comme le monde : la dualité, bien nommée fantasme de séparativité. Déjouer ses pièges estle but de la mindfulness mais aussi l’horizon de multiples approches scientifiques et philosophiques.
L’interdépendance est au cœur du sujet. Elle a des bases organiques, cognitives et spirituelles que redécouvre la science des écosystèmes. Son expérience profonde est révolutionnaire et ses images brillent partout depuis l’aube dans le langage et l’intelligence analogiques. Nous y découvrons que nos perceptions sont en fait des communications entre l’intérieur et l’extérieur.
Les racines de cette culture de l’harmonie se nourrissent de contemplation, de rencontres et de croisements aux quatre Orients. Ses fruits remédient à deux écueils qui nous guettent : une écologie techniciste et une mindfulness cosmétique, illusoires. En résumé, la triade nature, mindfulness et écologie est régénératrice. Elle retrempe la méditation dans la Nature intérieure et extérieure, et offre à l’écologie un moyen, concret et accessible à chacun et chacune, pour participer à la nécessaire Transition intérieure fondée sur la transformation personnelle.
Des relations intuitives
Dans une première approche, nous entendons : nature aux deux sens du terme comme essence dynamique des choses et comme ce qui relève du vivant ; mindfulness comme l’expérience et la pratique contemplative naturelle ; écologie comme l’art de vivre en harmonie avec la nature et l’environnement. Les relations et la proximité, mieux les continuités qui se tissent entre les trois sont intuitivement évidentes. L’harmonie naturelle, la recherche spontanée ou intentionnelle de la préservation de cette harmonie, est leur dénominateur commun. Le lien entre les trois pourrait être nommé une « culture de l’harmonie ».
Zhu Da, Ba Da Shan Ren (1625-1705) Il y a une profonde philosophie de la nature depuis les traditions premières des peuples autochtones en passant par l’antiquité gréco-latine[4], védique ou chinoise, jusqu’à la phénoménologie contemporaine[5]. L’unité dans la diversité de ces philosophies, devraient être une ressource prioritaire pour l’éducation d’aujourd’hui. La philosophie chinoise[6] ancienne, par exemple, établit magistralement la continuité de la nature extérieure et intérieure et son éthique spirituelle. L’écologie, au sens du savoir vivre en harmonie avec la nature était intégrée aux anciens modes de vie agraires. Elle a pris son nom contemporain au début du XXe siècle, en devenant scientifique. L’écologie réintroduit la nature
et le vivant, dans la modernité par la notion d’écosystème[7].
Quant à la méditation, mindfulness, elle a le même âge que l’humanité. Sa philosophie, le Dharma ou science contemplative, est une philosophie de la nature au sens où elle n’est pas dogmatique et elle ne s’appuie pas sur la croyance. Elle est ancrée et incorporée dans l’expérience et l’intelligence de l’interdépendance dont elle déduit et expose toute les implications métaphysiques et existentielles. Sa pratique et son but sont la libération de ce qui nous sépare, illusoirement et douloureusement, de la Nature.
Une source commune
Le chemin vers l’avenir passe par le retour aux sources.
Le lien entre nature, mindfulness et écologie est donc la veille histoire d’une évidence. Tellement évident que trop souvent nous l’oublions. L’actualité écologique terrifiante nous oblige à ouvrir les yeux mais nous n’avons pas bougé de notre situation initiale : l’homo sapiens, plus justement nommé sapiens-démens (Edgar Morin) n’a pas changé. Il se promène entre ciel et terre. Il naît, vieillit, tombe malade et meurt sous le soleil ou dans la lune. Il comprend ou ignore, aime ou n’aime pas, invente et détruit, s’émerveille où se terrorise. Dans la jungle de son cœur et de son esprit, dans les montagnes cristallines, les déserts bleus et les plaines fécondes, il cherche plus ou moins le sens de la vie et toujours à échapper à la souffrance. Il cherche à être heureux comme tous les vivants, ses compagnons, dans la nature. Anciens et modernes, point de différence sur le fond.
C’est important de s’en rendre compte car notre dépendance de la nature n’a pas changé, la méditation était pertinente il y a des millénaires comme elle est aujourd’hui et la perte du savoir-vivre écologique est une aberration devenue léthale.
Dans cette aventure humaine qui dans le bruit et la fureur cherche l’harmonie, la plénitude et la perfection, il n’y a pas d’autres issues que de connaître son esprit et sa nature qui est aussi la source de tout ce que nous expérimentons dans la vie. Esprit n’est donc pas un terme désignant uniquement des expériences spirituelles ou philosophiques. Soit dit en passant, les sentiments du cœur et les représentations de l’esprits ne sont pas séparés. Au lieu de parler « d’esprit », nous devrions dire « cœur-esprit » comme le font les langues orientales[8]. Autrement dit, la source qui commande nos actes cognitifs, affectifs et physiques est notre cœur-esprit.
Tout ce qui se joue dans l’économie, la politique, dans l’action, dans la société, se joue fondamentalement et préliminairement dans l’esprit humain[9].
Et comme le disent de grands penseurs visionnaires :
Des questions existentielles
Pourtant, un abime sépare les mentalités et modes de vie des anciens de ceux qui sont les nôtres aujourd’hui. Face à la catastrophe écologique aux accents apocalyptique, les relations entre l’expérience humaine (qu’investigue la mindfulness), la nature et l’écologie sont devenues pour le moins critiques. Antonio Guterres, le secrétaire de l’ONU qualifiait récemment la crise écologique de menace existentielle. Elle pose donc des questions existentielles. Elle brandit le spectre de la mort et interroge par là même, notre relation à la nature depuis la conscience que nous en avons jusqu’au fondement même de notre civilisation moderne en passant par la vie domestique et politique. C’est dire qu’il y a mille façons - spirituelles, philosophiques, poétiques, scientifiques, existentielles … d’envisager ce qui relie mindfulness, nature et écologie.
Le remède à un vieux problème
Pour le moment, nous pouvons prendre le point crucial à partir duquel se déploient les problèmes et les solutions. Ce point est celui de la dualité, bien nommé le fantasme de séparativité. Ce vieux problème n’a cessé de s’accentuer jusqu’à nos jours. La vision judéo-chrétienne a trop cru voir Dieu hors de la nature. Puis, le cartésianisme a cru pouvoir faire l’homme maître et possesseur de la nature et est parvenu à imaginer que les animaux privés d’âmes étaient comme des machines. Aujourd’hui, la raison économique[13] dominante, close sur elle-même, a produit un système prédateur et destructeur qui est le stade final de notre hallucination séparatiste. La pensée disjonctive qui sépare ce qui est inséparable et oppose ce qui est complémentaire a pris des proportions inégalées. À tel point que l’unité de la nature et de l’humain nous est devenue difficile à ressentir et à concevoir. Depuis l’origine, la mindfulness tend à la réduction et à la solution des aliénations du dualisme exacerbé dans le rapport avec soi-même, autrui et la nature. Elle est donc un remède d’actualité, aussi désirable que nécessaire et salvateur.
Une expérience naturelle
L’expérience de mindfulness, autant qu’elle puisse se dire avec des mots, est essentiellement une expérience et une pratique sensorielle naturelle.
Denys rinpoché la définit ainsi : « La mindfulness ou pleine présence est d’abord un état, l’état de présence à l’instant, une expérience sensorielle ouverte, attentive et empathique, sans jugements ni conceptions mentales surimposées. L’instant présent se vit dans sa fraîcheur et sa simplicité première, « tel qu’il est ». Cet état d’union avec l’instant présent permet le comportement le mieux adapté à la situation. C’est un état de bien-être et de liberté[14]
L’ouverture des sens
La mindfulness est naturelle au sens où elle n’est pas associée à une croyance ou une idéologie. Mais surtout elle est naturelle car elle n’est pas artificielle, ni fabriquée, ni produite par quelque chose d’autre. Elle n’a pas besoin d’un observateur et encore moins d’un créateur ou d’un législateur extérieur. Au contraire, moins vous intervenez mieux elle se porte. L’expérience de mindfulness est l’état naturel de notre cœur et de notre esprit incorporé et vécu dans l’immédiateté du présent, ici et maintenant, lorsqu’il n’est pas modifié par les conceptions et les conditionnements adventices. Cet état est, tout comme la nature : simple, riche, fécond, solidaire, empathique, lumineux, intelligent et libre des complications du mental conceptuel.
Le ciel est vide est non conceptuel,
Coupe la racine de cet esprit conceptuel,
Tranche la racine et relaxe! [15]
Cette expérience se vit dans l’ouverture des sens, la sensorialité nue et la sensitivité brute à laquelle nous invite la nature. Cette ouverture se vit dans le relâchement de la saisie de l’ego et dans la communion participative que la nature a parfois le don de nous faire sentir.
L’absence de saisie dualiste d’un sujet et d’un objet séparés en laquelle se solidifie l’illusion d’un moi autonome, permanent et indépendant, est la nature de l’esprit, le cœur de la mindfulness. Les termes pour désigner cette expérience sont nombreux. En tibétain par exemple: rigpa (vidya) est traduit par présence ouverte ; rangjung yéshé (jñâna), traduit par intelligence première naturelle. Cette intelligence est incorporée dans la chair et dans les sens. Elle est première car elle se vit dans l’instant premier, avant l’émergence des conceptions, avant la saisie dualiste du moi. Elle se vit dans le présent avant la re-présentation. Cet état est inné en chacun de nous. Lorsqu’il est révélé, stable et parfaitement accompli c’est l’état d’éveil d’un Bouddha.
La nature se dévoile
Bien qu’il soit présent et inhérent à notre nature, cet état de plénitude est voilé par la dualité sujet-objet constitutive du moi et de ses passions douloureuses. L’image pour illustrer cette situation est celle du ciel et des nuages. L’immensité du ciel et la clarté baignée des rayons chauds du soleil est la nature de notre esprit alors que les nuages sont les illusions et passions qui la recouvrent. Tout comme les nuages n’entament en rien la pureté du ciel et la chaleur du soleil, la nature de l’esprit et le feu de sa compassion irrésistible, ne sont pas modifiés par les illusions et passions surimposées. Notre nature reste cachée derrière les nuages. La voie de la mindfulness consiste alors à établir les conditions favorables du corps, de la parole et de l’esprit, qui dissipent les couches nuageuses. Les percées dans les nuages et leur évanouissement révèlent l’état du ciel dans sa nature originelle, notre nature fondamentale, qui est le fruit de la mindfulness.
Cette opération de dévoilement des conditionnements cognitifs et passionnels est aussi naturelle que magique. La nature, Isis, aime à se cachée comme elle aime à se dévoiler, notre nature dévoilée se réalise dans l’expérience de la pleine présence. C’est là le pouvoir thérapeutique naturel de la présence inconditionnelle.
Des réalités, des relations, des raisons… organiques, cognitives, spirituelles et analogiques
Les rapports entre la mindfulness et la nature sont organiques, cognitifs, spirituels et analogiques.
Ils sont organiques parque nous somme fait des éléments de la nature et la mindfulness n’ajoute rien à ce qui est déjà là. Elle nous libère de ce qui nous sépare de la nature et de notre nature.
La réalité de cette interdépendance organique entre notre expérience humaine et le monde phénoménal est redécouverte aujourd’hui par la science. La biologie a dégagé les principe communs qui animent le vivant aussi bien à l’échelle des individus que des écosystèmes.
« (…) Les bactérie, les protozoaires, les champignons et les plante et les animaux. Ensemble nous constituons les branches et le tronc d’un même arbre[16] ».
Crédit : Chimé Kaén
Les sciences cognitives qui étudient le fonctionnement de l’esprit et du cerveau le montre également. Les concepts d’énaction et d’autopoïèse apportés par le biologiste Francisco Varela sont une démonstration scientifique de cette interdépendance qui est même constitutive des processus cognitifs et sensoriels de la conscience. L’énaction est un terme qui signifie comment les organismes et l’esprits humains se développent en interaction avec l'environnement. L’autopoïèse est la capacité des organismes vivants à générer eux-mêmes leur organisation structurale et fonctionnelle, en interaction permanente avec leur environnement[17]. Cette interdépendance cognitive, redécouverte aujourd’hui, est démontrée, à partir de l’expérience contemplative, dans la perspective philosophique bouddhiste du yogâchâra[18], les pratiquants de l’union l’état naturel.
L’interdépendance de l’esprit et des phénomènes a donc des bases organiques, cognitives et spirituelles que redécouvre la science contemporaine. Mais cette interdépendance est expérimentée dans la contemplation depuis les origines, et elle s’exprime partout, dans le langage et les raisonnements analogiques[19] qui établissent des continuités entre différents domaines comme ici entre l’esprit, le corps, l’expérience et l’environnement. La science analyse la chaine logique des causes et les effets physico-chimiques, l’analogie expriment des continuités d’expérience et de sens entre la nature et l’esprit.
Les relations entre notre esprit et la nature, le réseau de leurs continuités multiples, est celui de notre expérience sensorielle directe. Le langage analogique, ses images, ses couleurs, ses chants et sa poésie en témoignent.
Dans l’image du ciel et des nuages semblables à l’esprit et aux voiles qui le recouvre, le ciel n’est pas = à l’esprit et les nuages ne sont pas = à l’illusion et aux passions, ils sont analogues. Autrement dit, il y a des continuités de sens, des correspondances, des concordances de forme ou de fonction d’un ordre à l‘autre. Le ciel est vaste, lumineux et insondable comme l’esprit et il n’est pas conceptuel. Les nuages, blancs ou noirs, épais ou diaphanes apparaissent et disparaissent au gré des vents comme les états d’esprit au gré des tendances et des évènements.
Cette logique des correspondances et des symboles est celle par laquelle nous communiquons sans cesse. Pourtant elle a été marginalisée par l’éducation rationaliste techno-scientifique au profit de la logique linéaire qui, lorsqu’elle est rigide, devient binaire, antagoniste et réductrice.
Le défaut d’intelligence analogique est une carence qui contribue grandement aux difficultés que nous avons à intégrer notre lien à la nature dans notre monde moderne. Les correspondances analogiques ont l’avantage de jeter des ponts entre notre expérience humaine et celle de la nature. Elles tissent le lien entre la nature et notre expérience dans les sens, le langage, la pensée et les émotions. Nous aimons la nature, non seulement parce que nous en sommes partie prenante mais aussi parce que les trésors de richesses et de beautés sombres ou éclatantes que nous percevons à l’extérieur sont analogues aux qualités essentielles de notre cœur et de notre esprit. La nature inspire des sensations participatives de vitalité, de joie, d’authenticité, de plénitude, de liberté, etc. Ces expériences éprouvées dans le monde naturel actualisent celles qui sont à l’intérieur, dans notre cœur et notre esprit. Une méditation ou un séjour dans la nature peuvent être vécus comme un profond ressourcement car les deux nous rapprochent de la source. Les deux peuvent nous remettre en contact avec cette bonté fondamentale, dont l’ordre naturel est une expression :
« La bonté fondamentale est bonne parce qu’elle est inconditionnelle, parce qu’elle est primordiale. Elle est toujours déjà là, de la même façon que le ciel et la terre sont toujours là (…). Il y a une loi et un ordre naturels qui nous permettent de survivre et qui sont fondamentalement bons ; ils sont bons parce qu’ils sont là, parce qu’ils fonctionnent, parce qu’ils sont efficaces[20]».
Cette bonté fondamentale, brillement exposée par le vidyadhara Chögyam Trungpa, est une magnifique expression de la continuité de la nature et une précieuse inspiration pour favoriser la confiance dans la contemplation.
Réveiller et stabiliser ces qualités de la nature et de sa bonté fondamentale dans notre expérience est tout le propos de la mindfulness.
Continuité des cinq éléments
« Toutes les apparences sont le jeu de l’esprit
dans les transformations
des cinq principes élémentaires[21]».
La continuité profonde, fondamentale même, entre la nature et l’esprit est bien illustrée par le paradigme des cinq éléments[22]. La terre, l’eau, le feu, l’air et l’espace sont constitutifs aussi bien de l’habitat (la nature, le cosmos, la biosphère) que de l’habitant (les vivants). Ils sont la matrice en laquelle se déploient les métamorphoses du vivant. Plus que des choses, les cinq éléments sont des principes dynamiques, actifs et présents dans notre expérience à chaque instant. Ils sont présents à l’extérieur mais aussi à l’intérieur dans notre structure corporelle, psychologique et spirituelle. Ils forment une continuité sous-jacente à toute nos expériences, extérieures et intérieures, depuis les niveaux les plus grossiers jusqu’aux niveaux les plus subtils du corps, de l’énergie et de l’esprit.
Bien connus des médecines anciennes, ils conditionnent notre structure corporelle, psychologique et spirituelle. Notre équilibre interne et externe en dépend entièrement. Leur harmonie est facteur de santé physique et psychologique, tandis que leur dysharmonie cause les catastrophes naturelles et les maladies.
La stabilité solide de la terre, la sagesse féconde et fluide de l’eau, la clarté chaleureuse du feu, la mobilité subtile de l’air et l’ouverture de l’espace sont des qualités présentes dans la nature de notre esprit. La pratique de la mindfulness nous aide à les ressentir et à en retrouver la richesse, car elle déconstruit les barrières mentales qui nous coupent de nos sensations et qui séparent l’extérieur et l’intérieur.
La mindfulness perce la bulle de l’égo séparateur et fait fondre les parois qui nous dissocient de la nature. La pleine présence nous démontre dans l’expérience sensorielle que nous ne sommes pas des sujets dans un monde-objet séparé mais des fils tissés dans une même toile d’interdépendance, de communication et de solidarité.
La montagne se reflète dans l’œil d’une libellule(23)
Nous y découvrons que nos perceptions sont en fait des communications entre l’intérieur et l’extérieur.
Nos perceptions sont le produit de la communication permanente et dynamique entre l’organisme que je suis et le vaste domaine dont je suis une partie. La perception est l’expérience de la communication entre le microcosme individuel et le macrocosme planétaire[24].
L’occultation de cette unité et de la communication qui en dépend, est encore une des causes profondes du désastre écologique. L’expérience et la pratique de la mindfulness est le moyen par excellence de retrouver cette unité et cette communion, non pas seulement de façon intellectuelle mais dans notre expérience personnelle, dans nos sensations corporelles, nos perceptions sensorielles et dans le vécu de la nature de notre cœur et de notre esprit .
Il semble que c’est à partir de cette transformation personnelle qu’un véritable changement peut émerger en faisant advenir une nouvelle culture holistique et écologique. Cela commence par soi, se développe dans de petites communautés et pourrait progressivement donner naissance à de nouvelles structures et institutions respectueuses des humains et de la nature. C’est déjà le cas localement un peu partout dans le monde.
Cette culture de l’harmonie fait vivre une structure mentale avec des concepts, des références, une science, une philosophie, un mode de vie, un imaginaire et des mythes qui, au lieu de nous couper de notre expérience naturelle profonde, nous y relient et incitent à la découvrir. Associée à la pratique contemplative, au lieu de nous maintenir dans une bulle mental virtuelle, elle peut-être est la source d’un cercle vertueux qui va des concepts à l’expérience et de l’expérience aux concepts.
Vers une culture de la nature
Il y a toujours dans le cœur humain une impulsion
qui tend à unifier et sanctifier
la totalité du monde naturel dont nous faisons partie[25].
Cette culture existe déjà. Les centres du Dharma en font éminemment partie. L’Union Bouddhiste Européenne pour qui je rédige cet article, et la Buddha University d’où j’écris ces lignes au fond d’une vallée sauvage des Alpes savoyardes, en sont de bonnes illustrations.
De nombreux visages de par le monde en illuminent les horizons. Le Dalaï lama[26] par exemple, est un des héraults les plus éminents de cette culture d’éveil.
Ses racines se nourrissent dans la contemplation mais aussi de rencontres et de croisements des cultures des quatre Orients. Sans remonter trop loin, par exemple au début du XXe siècle en Europe, l’horreur de la guerre de 14-18 provoque un effondrement qui préfigure notre collapsologie contemporaine. En 1919, Paul Valery annonce ce qu’il nomme la « crise de l’esprit » dans cette phrase restée célèbre : « Nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles ». L’intelligentsia éclairée se tourne alors vers l’Inde. René Guénon dénonce la crise du monde moderne et révèle la cohérence de la tradition primordiale. Romain Rolland lance « L’appel de l’Orient » et son Gandhi connait un succès considérable. Quelques années plus tard, Le Pèlerinage aux sources de Lanza del Vasto indique la voie vers l’Inde que suivra une partie de la jeunesse autour de la révolte de 1968, tandis que dans ce même courant, la contreculture américaine grandit avec l’inspiration du Chan chinois et du Zen japonais.
Dès l’entre-deux-guerres, l’émergence des nouveaux paradigmes scientifiques[27] va déboucher sur un vison holistique de l’univers qui converge avec les traditions anciennes notamment le bouddhisme. Dans les années 1960-70, la science contemplative millénaire du Dharma trouve un écho dans la nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants telle qu’elle est présentée notamment par Fritjof Capra dans « La toile de la vie ».
En 1995, la déclaration finale du colloque de Tokyo organisé par l’UNESCO, réunissant un aéropage de grands savants du monde entier dont Edgar Morin, dit que « les scientifiques ont redécouvert la nature holistique de l'univers … Notre message se situe ainsi dans le droit fil des enseignements du bouddhisme mahâyâna[28]».
Dans les années 1980, ces convergences s’approfondissent dans les sciences cognitives avec les travaux de Francisco Varela, son livre séminal, « L’inscription corporelle de l’esprit» et les activités du Mind and life Institute. Les recherches scientifiques fondamentales promues par le Mind and Life Institute sur les effets positifs de la méditations sur le corps et l’esprit humain, associées à celles parallèlement menées sur les applications médicales de la Mindfulness par John Kabat Zinn, ont fait de la mindfulness une pratique scientifiquement validée et socialement acceptée mondialement.
A ces points d’orgues, on peut ajouter l’hypothèse Gaia de James Lovelock et plus récemment, l’émergence du biomimétisme radical[29], et la philosophie du vivant[30] qui éclairent l’unité de la vie en terme contemporain et nous rappelle l’injonction de Léonard de Vinci : prends tes leçons de la nature[31].
D’un point de vue social, en plus de la méditation appliquée dans divers domaines comme la santé, l’éducation, l’entreprise, etc. de nombreuses expériences et initiatives explorent les voies vers cette culture de l’harmonie. Il faut noter en Europe le réseau des Écovillages et en France le remarquable essor des Oasis, lieux de vie écologiquement résilients et socialement intégrés, issu de Pierre Rabhi, poète paysan initiateur du mouvement de l’insurrection des consciences et de l’agroécologie.
En résumé, Edgar Morin, grand humaniste visionnaire de notre époque, nous dit : La conscience de la dépendance de notre indépendance, c’est-à-dire la relation fondamentale avec l’écosystème, nous entraine à rejeter notre vision du monde objet et de l’homme insulaire. C’est du reste la seule façon de comprendre la vérité des philosophies non occidentales – asiatiques et africaines – de nous réconcilier avec elles et déboucher sur une vision universelle du monde[32].
En France mais pas seulement, l’œuvre d’Edgar Morin, traduite en vingt-huit langues et dans quarante-deux pays, est une ressource essentielle pour relier la philosophie contemplative du Dharma à notre mentalité contemporaine et pour nourrir cette culture de l’harmonie.
Recherches récentes
La mindfulness associée à la science contemplative du Dharma, s’il elle ne sont pas dévoyées, sont un des socles fondamentaux de cette culture de l’harmonie. Les effets positifs de la méditation sur le corps, l’esprit et les relations sociales sont bien connus de la science. Son influence sur notre relation à l’environnement sont indéniables puisqu’elle agit à la source du problème écologique, c’est-à-dire sur l’esprit humain. Nombre d’études[33] sur le sujet existent déjà. Elles s’ajoutent à celles qui montrent combien le simple contact avec la nature est indispensable à l’équilibre humain, pour ceux qui en doutent. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les effets bénéfiques de l’immersion dans la nature sur le cerveau, les bains de forêts (shinrin-yoku) et autres bains de boues, convergent, d’une certaine façon, avec ceux de la méditation, notamment sur le stress, le sommeil, la concentration, la santé mentale.
Les vertus du mariage
La pratique de la pleine présence change notre relation à la nature.
Elle nous en rapproche et nous fait communier avec elle.
Elle nous fait nous sentir véritablement « enfant de la nature[34].
En guise de conclusion, disons que la nature dans ces différents aspects et la mindfulness s’enrichissent et se fécondent mutuellement.
D’un côté, la méditation de pleine présence ou mindfulness, est bénéfique à l’environnement par l’influence qu’elle a sur notre état d’esprit, notre mentalité et donc sur notre mode de vie. De l’autre côté, le contact avec la nature oriente notre esprit vers ses racines essentielles, inspire et renforce la santé mentale, psychologique et physique.
En outre, leur association remédie à deux écueils qui nous guettent : une écologie techniciste illusoire et une mindfulness superficielle, les deux enlisées si ce n’est récupérées par le matérialisme techno scientifique et l’avidité consumériste.
Le premier écueil est celui auquel est confrontée l’écologie habituelle : face aux questions existentielles, elle est insuffisante et démunie. Le deuxième écueil concerne le développement mondial de la mindfulness qui, s’il était réduit à une quête de « bien-être » cosmétique, perdrait son sens à l’ombre d’une planète bientôt invivable.
Questionnée par le premier écueil, l’écologie peut, grâce à la mindfulness, approfondir sa compréhension du rôle de l’esprit dans nos relations aux questions environnementales et reconnaitre l’unité du vivant déjà bien mise en relief par la science des écosystèmes. D’ici à tirer toutes les conséquences spirituelles et matérielles de l’interdépendance et la façon juste de vivre en elle, il n’y a qu’un pas.
Face au deuxième écueil, la pratique contemporaine de la mindfulness en s’ouvrant à la Nature et à l’écologie pourrait intégrer plus explicitement l’enseignement sur l’interdépendance et réintroduire la nature de l’esprit dans son horizon, si jamais elle s’était perdue. La méditation bien comprise serait alors la source d’une spiritualité et d’une éthique de la Nature.
En résumé, les noces de l’esprit et de l’écologie, donnent naissance à une approche de la méditation ressourcée dans la Nature aux deux sens du terme, et à une écologie ajoutant à la Transition extérieure un moyen concret et accessible à chacun pour participer à la nécessaire Transition intérieure fondée sur la transformation personnelle.
F.L. Lhündrup
Pour l’Union Bouddhiste Européenne EBU , Eco-Dharma Network
Voir la version en anglais sur : European Buddhist Magazine – March 2023
[1] Edgar Morin, Changeons de voie, les leçons du Coronavirus, Denoël 2020
[2] Platon, Gorgias, 507 e - 508 a.
[3] Wenyi (885-958): A full load of Moonlight, Chinese Chan Buddhist poems, trad. Mary M.Y. Fung ad David Lunde, Musical stones culture Ltd, 2014, p 57.
[4] Voir notamment : Pierre Hadot, le voile d’Isis, essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Folio, essais, 2008.
[5] Maurice Merleau-Ponty, La Nature, Cours du Collège de France (1956-1960) Seuil 2021 : Il cherche à redécouvrir ce lien fondamental qui nous unit à la nature afin d’approcher nos sens à partir d’elle-même, de sa propre phénoménalité, et non depuis la perspective restreinte de nos catégories mentales. Voir aussi l’article de Claire Petitmengin : S'ancrer dans l'expérience vécue comme acte de résistance - Le rôle de la recherche et de la pratique micro-phénoménologiques dans les problèmes écologiques cruciaux que notre société rencontre.
[6] Voir : Les Quatre livres, trad. Couvreur 1895 ; Catherine Despeux Landscaped Environment and Health in Han China (208 BCE–220) , 2014 ; Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil 2019.
[7] Edgar Morin, écologiser l’homme, lemieux éditeur, 2016.
[8] En chinois xin, en sanskrit citta, en tibétain sems…les termes généralement traduits en français par esprit désignent en fait à la fois le cœur et l’esprit et renvoient à notre expérience cognitive et affective globale. Notre expérience humaine est à la fois conceptuelle et sensitive, raisonnable et affective, intellectuelle et émotionnelle. C’est pourquoi une traduction plus appropriée de ces mots essentiels est cœur-esprit.
[9] Edgar Morin, Réveillons-nous ! Denoël 2022, p 57.
[10] Martin Heidegger
[11] Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Denoël, 2021.
[13] Jean François Billeter, La Chine trois fois muette, Éditions Allia, 2006.
[14] Denys rinpoché, Le grand livre de la Pleine présence, Albin Michel, 2019.
[15] Sangyé Tönpa, in Nicole Riggs, Like an illusion, Lives of the Shangpa Masters, Dharma clouds, 2001, p 9.
[16] Gauthier Chapelle et Michel Decoust, Le vivant comme modèle, Albin Michel 2015p 66.
[17] Francisco Varela, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.
[18] Yogâchâra, Pratiquant du yoga, est un nom de l’école Cittamatra, la perspective philosophique de l’esprit seul, qui considère que tous les phénomènes sont la manifestation de l’esprit. En bref, cette perspective démontre, à partir de l’expérience contemplative, que le sujet et l’objet de toute expérience, bien qu’ils semblent réels, sont en fait vides d’existence propre donc illusoires et qu’ils émergent de l’esprit qui, lui-même, est vide de cette dualité. Cf. Khenpo Tsultrim Gyamtso, Méditation progressive sur la vacuité, Dzambala 1994. C’est une perspective développée par le Bouddha dans les sûtras et systématisée, au IVe siècle, par les maîtres indiens Asanga et Vasubandu.
[19] En grec, analogia, composé d’ana : « selon » ; et de logia : « ratio », signifie proportion. Le terme désigne ainsi à l'origine une similitude ou une égalité de rapports entre des choses distinctes, selon les définitions d'Aristote et d'Euclide.
[20] Chögyam Trungpa, Shambhala, la voie sacrée du guerrier,The sacred path of the warrior, Seuil 1990, p 44, 45.
[21] V. Kalu, La Voie du Bouddha, Le Bois d’Orion, p 108
[22] Sur la continuité des cinq éléments, voir : Kalu rinpoché, La voie du Bouddha, Le Bois d’Orion 2018, en anglais « Luminous Mind », Wisdom publication 1993.
[23] Kobayashi Issa (1763-1828), Mountain reflects in a dragon fly ‘s eye.
[24] David Abram, Spell of the sensuous, perception and language in a more than human world, Pantheon Books, 1996.
[25] Gregory Bateson: There is an impulse still in human breast to unify and sanctify the total natural world – of which we are. Mind and Nature, 2002 by Hampton Press.
[26] Voir notamment la vision du Dalaï lama dans son ouvrage écrit avec Sofia Stril-Rever, Nouvelle réalité, l’âge de la responsabilité universelle, Les Arènes 2016.
[27] Avec des physiciens tels : David Bohm (1017-1992) et Erwin Schrödinger (1887 -1961).
[28] Colloque de Tokyo, La mutation du futur, Albin Michel, 1996.
[29] Gauthier Chapelle, Le vivant comme modèle, pour un biomimétisme radical, Albin Michel, 2020.
[30] Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, Actes Sud, 2020.
[31] Voir à ce propos la prochaine rencontre des Assise de la sagesse : L’appel du Vivant, Prends tes leçons dans la Nature – 17, 18 novembre 2023.
[32] Edgar Morin, L’an I de l’ère écologique, Taillandier 2007.
[33] Voir par exemple:
- Dorthe Djernis , Inger Lerstrup, Dorthe Poulsen , Ulrika Stigsdotter ,Jesper Dahlgaard and Mia O’Toole: A Systematic Review and Meta-Analysis of Nature-Based Mindfulness: effects of Moving Mindfulness Training into an Outdoor Natural Setting
Sonja M. Geiger, Siegmar Otto, and Ulf Schrader, Mindfully Green and Healthy: Mindfully Green and Healthy: An Indirect Path from Mindfulness to Ecological Behavior
- Travis N. Ray, Nicole Jarret, Scott A Franz, Scott M Picket: Nature Enhanced Meditation: Effects on Mindfulness, Connectedness to Nature, and Pro- Environmental
- Jian Wang, Liuna Geng, P. Wesley Schultz, and Kexin Zhou: Mindfulness Increases the Belief in Climate Change: The Mediating Role of Connectedness with Nature
[34] Denys rinpoché, Le grand livre de la pleine présence, Albin Michel, 2019.
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