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Retrouver la Sagesse

Partie 1 : La fin d’une illusion

Entretien avec Philippe Demaison (Yâ Sîn)

Revue Source Octobre 2009

      Philippe Demaison dresse ici un constat de l'emprise croissante du matérialisme sur la société occidentale, c'est-à-dire le mode de civilisation qui s'impose progressivement à l'ensemble de la planète. Avec la crise multiforme qui frappe aujourd'hui nos sociétés, on mesure les conséquences de cette orientation exclusive vers la recherche de toute-puissance : rupture pour l'homme tant avec sa vie intérieure qu'avec la création, autrement dit perte du sens de l'Un et donc du sens profond de l'existence. Un éloignement de la Sagesse primordiale — vivante, intemporelle et universelle — qui a été dénoncé par les représentants des traditions spirituelles authentiques, toutes émanées de ce patrimoine commun, et analysé à notre époque par cet incomparable serviteur de la Tradition que fut René Guénon.
 

   Q:    De nombreux sages de différentes traditions nous ont averti des dangers des choix de l'Occident et de leurs conséquences pour l'humanité : pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

       R:    La crise à laquelle nous sommes confrontés n'est en aucun cas un accident de l'histoire. Elle s'inscrit dans le devenir cyclique de l'humanité. Pour toutes les traditions spirituelles, le temps n'est pas une flèche linéaire lancée dans l'espace mais une courbe cyclique qui s'éloigne progressivement de son point de départ. Elle parcourt un cycle complet pour parvenir à son terme qui est en même temps le début d'une nouvelle ère.

      Q:    Parmi les sages auxquels vous faites allusion, le Cheikh Abd al-Wahid Yahya (René Guénon) a beaucoup écrit sur la spécificité de notre époque marquée par l'emprise du matérialisme et les aléas d'une religiosité décadente. Jamais les remarques développées dans son œuvre n'ont fait autant écho à l'actualité du monde.[1]

      R:   En effet, le constat est sans appel : les valeurs quantitatives et superficielles qui nourrissent les masses populaires ont supplanté les valeurs spirituelles et le message profond des sagesses du monde. Le prix à payer pour cette erreur est douloureux. Nous vivons la fin d'une illusion : celle de la toute-puissance occidentale, car c'est un tsunami écologique, économique et social qui nous menace[2]. La crise actuelle fait voler en éclats la chape d'hypocrisie et de mensonge qui dissimulait des choix aberrants de sociétés. Le tribut de souffrance, de confusion et de désolation qui a ravagé les pays pauvres, par un inévitable retour des choses, déstabilise à présent les pays riches. Ce sont les conséquences d'un aveuglement égoïste : celui d'une civilisation qui voulait, seule, jouir des bienfaits d'un progrès mal géré. Confrontés à une formidable machine de destruction, nous cherchons des solutions sans pour autant tenir compte des avertissements et des enseignements de ceux qui, dès 1925, avaient alerté les consciences européennes sur les dangers à venir : « La supériorité de l'Occident moderne n 'est pas contestable, (…) mais de ce développement matériel excessif, l'Occident risque d'en périr tôt ou tard s'il ne se ressaisit à temps. (...) Malheureusement, on ne semble pas comprendre que c'est contre lui-même que l'Occident a besoin d'être défendu, que c'est de ses propres tendances actuelles que viennent les principaux et les plus redoutables de tous les dangers qui le menacent réellement. Il serait bon de méditer là-dessus un peu profondément, et l'on ne saurait trop y inviter tous ceux qui sont encore capables de réfléchir[3] ». Comprenons qu'en ces temps de mondialisation, le terme « Occident » ne désigne plus une zone géographique précise mais un mode de civilisation qui a conquis la planète entière.

      Q:    Pourquoi d'après vous cet appel n'est-il pas entendu ?

      R:  Nous vivons dans l'illusion collective créée par la pensée matérialiste. Son rôle est de marginaliser la vérité pour rendre l'erreur plus crédible. Aujourd'hui même, la démesure de cette illusion n'est pas vaincue : comment croire, par exemple, que l'énergie nucléaire, la fission de l'atome, la manipulation génétique, qui sont autant d'atteintes à l'intégrité du Vivant, puissent participer au bonheur et à l'épanouissement de l'humanité ? Faut-il avoir perdu le sens de la sagesse la plus élémentaire pour entraîner les hommes dans des voies aussi dangereuses ? Ce n'est qu'une prodigieuse dégénérescence de la conscience humaine et de la sacralité de la vie qui a permis d'arriver à de telles extrémités. Ce sont les signes des temps. Dans les Purâna[4], la tradition hindoue décrit avec beaucoup de précisions les stigmates de notre époque qu'elle nomme le Kali-Yuga : l'âge sombre et destructeur.

     Q:  Comment expliquer qu'il y a encore une dizaine d'années, pour une grande majorité de personnes, l'avenir de la planète ne semblait pas réellement compromis alors que les signes évidents de la mise en danger de l'espèce humaine par la dégradation de la biosphère sont patents depuis au moins cinquante ans ?

       R:   Ce que nous avons gagné en puissance et en agitation, nous l'avons perdu en profondeur et en sagesse. Par notre mode de vie erroné, les facultés spirituelles de l'homme contemporain n'ont cessé de se restreindre : son champ de compréhension et de perception est limité aux choses les plus immédiates. En restreignant l'éveil et le développement de l'homme à ses facultés mentales et sensorielles, il nous est devenu plus difficile de ressentir, voire d'imaginer un mode de perception relié à la connaissance d'une Vérité supra-sensible : une notion pourtant élémentaire de la philosophie grecque, en particulier platonicienne. Nous vivons sous le diktat d'une pensée matérialiste garante d'une prétendue « vie réelle » opposée à une rêverie « spirituelle » nébuleuse et infantile. L'ordre des valeurs a tout simplement été inversé. Les sagesses sont devenues suspectes. Les pratiques capables d'unifier les éléments constitutifs de l'homme « corps, âme, esprit » ont été discréditées. Le rite, le symbole, la doctrine, toutes ces dimensions métaphysiques sont reléguées au magasin des niaiseries.

    Nous ne sommes plus reliés ni à notre environnement ni à notre vie intérieure d'une façon sensible, saine et directe. Et cela n'est pas sans conséquence. Le principe de division l'emporte sur celui de l'unité : fission de l'atome, métastase cellulaire, division familiale, fragilité psychique, dématérialisation de la monnaie, accélération du temps, etc, sont autant de symptômes d'un mouvement de parcellisation et d’«éclatement» du vivant. Sans le contre-poids actif de I 'unité principielle, I 'équilibre est rompu. Nous comprenons dès lors l'importance et le sens des rituels des peuples anciens : maintenir un lien actif et conscient entre le Ciel et la Terre afin d 'unifier et d'harmoniser les forces extraordinaires qui nous traversent.

        Q:  Que dire de l'état des religions qui devraient être les gardiennes des valeurs du Sacré et du Vivant ?
 

        R:   Elles sont le plus souvent trahies par leur élite politique et intellectuelle qui transige sur I 'essentiel (la vérité) et restent bloquées par l'accessoire (la loi) ; même si, au demeurant, de grands serviteurs de Dieu officient encore dans ces institutions. Reconnaissons qu'en élaguant la dimension symbolique et métaphysique de leur enseignement, les religieux ont troqué l'ivresse divine contre une sorte de catéchèse doctrinaire et indigeste — véritable mouroir de l'intelligence et du cœur.

 

       Q:    Les monothéismes ont donc aussi contribué aux dérives de notre temps en repoussant de nombreux chercheurs de vérité vers les marécages du New Age : eaux troubles de la parodie spirituelle qui donne à méditer sur les risques à venir ?

 

       R:   En effet, à la solidité bétonnée du matérialisme scientiste se superpose aujourd'hui le voile multicolore des phénomènes psychiques présentés comme la marque de l'Esprit ; chatoyante erreur mise en scène par les puissances de l'illusion. C'est le signe du matérialisme spirituel [5] : piège plus subtil mais décelable car rien n'est permanent de ce qui est phénoménal.

  Face à ce spectacle désolant, d'aimables « philosophes » nous rassurent en faisant la promotion d'un athéisme jouissif de bon aloi. Ne doit-il pas en être ainsi ? Le temps des « loups déguisés en agneau[6]» est arrivé. Regardez nos dirigeants politiques ! Ils se débattent dans un marigot d'ambitions, sous l'œil lassé et inquiet de masses confondues par leur impuissance à enrayer la machine infernale qu'ils ont eux-mêmes cautionnée pendant de nombreuses années.
 

      Q:   Sans même parler de spiritualité, qu'en est-il de notre simple humanité ?

      R:   Peut-on seulement parler d'humanité quand nous laissons une bonne partie de la planète mourir de malnutrition ou souffrir de conditions insalubres. Nous savons pourtant que l'octroi d'une faible partie du budget militaire des pays riches à ces peuples suffirait à rompre cette malédiction. Mais comment est-ce possible ? Les cinq membres permanents de l'ONU sont aussi les plus grands négociants d'armes de la planète ! ... C'est l'incompréhensible folie de notre temps. Je pense que cette déraison sera inscrite pour longtemps dans les annales de l'humanité. Espérons surtout que les futures générations n'oublieront pas la leçon reçue par leurs aînés : lorsque l'homme n'est plus relié à son ciel intérieur, au principe suprême qui régit toute vie, il devient aveugle et dangereux pour lui-même et toute la création.

    L'homme, selon la Bible, est fait à l'image de son Créateur ; selon la tradition musulmane, il est le « khalifat », le représentant de Dieu sur Terre : mais qu 'est- il devenu ? Pour une majorité d'entre nous, la victime de lui-même ; un numéro banalisé dans la grande pyramide du pouvoir social où une minorité arrogante profite de sa position dominante. C'est une offense à la dignité humaine. Tout comme le spectacle ahurissant des mégapoles modernes — véritable fourmilière géante dans laquelle se débat une humanité fragilisée et vidée de sa substance.

       Q:  Effectivement, la fragilité de l'homme et du système dans lequel il vit paraît de plus en plus évidente.

       R:  L'atrophie de notre mode de perception nous a donné le sentiment illusoire que le système matérialiste dans lequel nous étions confinés se suffisait à lui- même. Rappelez-vous le célèbre slogan : « Le bon sens près de chez vous » vanté par une banque française. Quelle ironie ! Cela avait la consistance rassurante des choses qui durent toujours... Cependant, une impression désagréable, diffuse et insistante traverse les différentes couches de la société. Juste perception. La sécurité liée à cette « solidification » du monde s'estompe au fur et à mesure que l'instabilité du système augmente.

  La crise financière de l'automne dernier a sonné comme un révélateur. Ce qui apparemment semblait de fer et d'airain se révèle n 'être qu'un simple tigre de papier : des maisons prestigieuses s'effondrent comme autant de châteaux de cartes. Quant à la fonte des glaces polaires, elle ne cesse de s'accélérer, déjouant les scénarios les plus pessimistes, et s'apprête à donner aux années futures les allures d'un mauvais film de science-fiction apocalyptique. Pour l'heure, des milliers de familles américaines sont jetées à la rue comme de vulgaires kleenex — dur et tragique retour à la réalité pour l'« american way of life » destiné à servir de voie royale à toute l'humanité. Il n'annonce  que la triste fin du règne de l'illusion de la vie ordinaire que d'autres évènements viendront perturbés.

   La civilisation coupée du principe de l'Unité, que la philosophie antique savait être non pas une « idée » comme une autre mais le véritable fondement de toute réalité existentielle, propage en onde croissante une instabilité manifeste. Les mass media participent au dérèglement collectif en amplifiant les phénomènes et leur propagation. Elles déversent quotidiennement une négativité qui alimente le désordre social : « Et il lui fut donné d'animer l'image de la bête, afin que l'image de la bête parlât[7]. » Abyssus abyssum invocat, l'abîme appelle l'abîme. Certains espèrent encore un simple dérèglement de la machine : le système libéral saura réguler ces interférences « inattendues ». N'a-t-il pas vaincu le communisme, profité des guerres, survécu à la crise de 29, absorbé Mai 68 ?

   Pourquoi pas un capitalisme vert ? A cela nous ne pouvons que conseiller la lecture de l’œuvre de René Guénon et l'enseignement des Traditions authentiques. Ils découvriront que le désordre croissant n'est en réalité que l'expression de la marche forcée d'une humanité désorientée vers l'abîme qu'elle a elle-même généré en s'éloignant de l'Unité fondamentale du Vivant.

      Q:    Quelle espérance pouvons-nous formuler pour demain ?

      R:  D'abord, que le remède ne soit pas pire que la maladie. Si l'intelligence humaine existe en corrélation positive avec le fait de perdurer, grâce aux travaux d'Adorno, nous savons que cette intelligence humaine peut parfois se tromper et confondre autodestruction et préservation de soi. Le véritable problème de l'humanité est le suivant : elle ne veut pas renoncer à sa toute-puissance sans concéder de terrain à la Sagesse éternelle. L'enjeu n'est donc pas un simple choix de société mais le positionnement de l'humanité par rapport à son Centre. Et le Centre de l’humanité, c'est son principe créateur. Que nous l'appelions Dieu, Yahvé, Allah, Brahmâ, Grand Esprit peu importe, chaque peuple l'a reconnu à sa manière. Leurs enseignements sont communs : sur le plan horizontal, l'homme n'est pas propriétaire mais gardien et colocataire de la Terre ; du point de vue vertical, le Ciel et la Terre ne sont pas séparés : ils sont Un. Nous devons donc prioritairement retrouver le sens de l'Unité : celui de la Présence qui éclaire et nourrit chaque chose.

      Q:   Toutes les voies spirituelles insistent sur cet enseignement : « Tout fut par Lui et sans Lui rien ne fut. De tout être, Il était la vie et la vie était la lumière des hommes [8]. »

       R:   Bien sûr, la perte du sens de l'Un est le manque essentiel de notre civilisation ; c'est ce qui la condamne. Elle est la cause centrale de la désorientation de notre ego et de notre souffrance. Nous vivons en permanence habités par un sentiment de dualité « je et nous », « lui et eux », le Ciel et la Terre. Pourtant, au sein de la matière, demeure la lumière. L'Esprit s'habille de la création. Le Sans-Forme a pris forme. Par une merveilleuse parole, Dieu dit : « J'étais un trésor caché et J'ai voulu Me faire connaître[9] ». L'Essence indivisible du divin inconnu dans son immensité s'est mise au monde pour manifester sa splendeur ; c'est le grand mouvement d'amour de la création qui unit chacune des cellules, chaque atome de l'univers et qui nous relie les uns aux autres. C'est à cela que nous sommes appelés : nous relier à la bonté et la santé fondamentale de la création[10]. Cela veut dire être à l'écoute et incarner le mieux possible un idéal de fraternité universelle. Redevenir des êtres sensibles et aimants, est-ce si difficile ?

    « Chaque atome porte en lui le visage du Bien- Aimé [11] », chaque molécule du vivant est habitée par la présence du Vivant. C'est pour cela que la Terre est sacrée. Chaque parcelle de vie nous relie au Grand Tout. Ainsi la terre salue le lever du soleil, les océans louangent le divin dans le silence de leur profondeur, dans le chant des vagues qui meurent et renaissent dans le calice de la Terre. Nous sommes coupés de cette source, pourtant c'est à elle que nous devons revenir. Mais entendons-nous encore le chant du monde ?

    Il est grand temps pour ceux qui le désirent et le peuvent encore, de revenir à une conception de l'existence plus juste et plus équilibrée. Une vision du monde qui tend à unifier matière et esprit — qui permet à chacun de trouver sa place, dans le respect des autres et la compréhension de la diversité choisie et voulue par le Vivant. C'est à chacun de nous, dans l'intime de son cœur, de favoriser ce rendez-vous avec la béatitude et la conscience... Aidons nos frères et nos sœurs à accepter leur véritable nature et à trouver par là même ce que chacun désire le plus : le bonheur est jouissance de la vraie vie.

 

Propos recueillis par Fanny Morier

Novembre 2009

 

[1] René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Gallimard, Paris, 1970.

[2] La nouvelle stratégie de défense des USA est basée sur le scénario d'une déstabilisation interne de leur pays

[3] René Guénon, La Métaphysique Orientale, Editions Traditionnelles, Paris, 2004

[4] Kalki-Purâna, Archè, Milan, 1982

[5] Chogyam Trungpa, Pratique de la Voie Tibétaine - Au-delà du matérialisme spirituel, Editions du Seuil, Paris, 1976, pp. 21-31.

[6] Luc (1 1:39).

[7] Cf. Apocalypse de Jean (13:15).

[8] Jean (1:1-4)

[9] Hadîth du prophète Mohammed

[10] Cheikh Al-Alawî.

[11] Cf. Chogyam Trungpa, Le Mythe de la Liberté, Editions du Seuil, Paris, 1979.

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