René Guénon
La Métaphysique
Nous parlons de conceptions métaphysiques, faute d’avoir un autre terme à notre disposition pour nous faire comprendre ; mais qu’on n’aille pas croire pour cela qu’il n’y ait là rien d’assimilable à des conceptions scientifiques ou philosophiques ; il ne s’agit pas d’opérer des « abstractions » quelconques, mais d’une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est. La science est la connaissance rationnelle discursive, toujours indirecte, une connaissance par reflet ; la métaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate. Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il n’y a pas de métaphysique vraie, ne doit d’ailleurs aucunement être assimilée à l’intuition dont parlent certains philosophes contemporains, car celle-ci est, au contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelle et une intuition sensible ; l’une est au-delà de la raison, mais l’autre est en deçà ; cette dernière ne peut saisir que le monde du changement et du devenir, c’est-à-dire la nature, ou plutôt une infime partie de la nature. Le domaine de l’intuition intellectuelle, au contraire, c’est le domaine des principes éternels et immuables, c’est le domaine métaphysique.
L’intellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit être lui-même d’ordre universel ; ce n’est plus une faculté individuelle, et le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l’individu de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu’individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement humaine ; mais ce qui est au-delà de la raison est véritablement « non-humain » ; c’est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut le redire encore, n’est pas une connaissance humaine. En d’autres termes, ce n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir ; mais c’est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu’un être humain ; et c’est la prise de conscience effective des états supra-individuels qui est l’objet réel de la métaphysique, ou, mieux encore, qui est la connaissance métaphysique elle-même.
Nous arrivons donc ici à un des points les plus essentiels, et il est nécessaire d’y insister : si l’individu était un être complet, s’il constituait un système clos à la façon de la monade de Leibnitz, il n’y aurait pas de métaphysique possible ; irrémédiablement enfermé en lui-même, cet être n’aurait aucun moyen de connaitre ce qui n’est pas de l’ordre d’existence auquel il appartient.
Mais il n’en est pas ainsi : l’individu ne représente en réalité qu’une manifestation transitoire et contingente de l’être véritable ; il n’est qu’un état spécial parmi une multitude indéfinie d’autres états du même être ; et cet être est, en soi, absolument indépendant de toutes ses manifestations, de même que, pour employer une comparaison qui revient à chaque instant dans les textes hindous, le soleil est absolument indépendant des multiples images dans lesquelles il se réfléchit. Telle est la distinction fondamentale du « Soi » et du « moi », de la personnalité et de l’individualité ; et, de même que les images sont reliées par les rayons lumineux à la source solaire sans laquelle elles n’auraient aucune existence et aucune réalité, de même l’individualité, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’individualité humaine ou de tout autre état analogue de manifestation, est reliée à la personnalité, au centre principiel de l’être, par cet intellect transcendant dont il vient d’être question.
René Guénon, La Métaphysique Orientale, Éditions Chacornac-Traditionnelles, Paris, 1939, Conférence donnée à La Sorbonne le 17 décembre 1925.