Écrit suite à une conférence donnée au Havre en 2011, je n’ai voulu en rien modifier le contenu de ce texte qui nous dit tant sur ce que nous vivons aujourd’hui et qui, dans une certaine mesure, voulait nous le faire partager, nous y préparer. L’urgence et la nécessité demeurent présentes, évidemment, mais avec une pression inégalée alors même que la situation d’alors méritait déjà toute notre attention et notre engament. Reste à nous concerter : « Voulons-nous participer à la maladie ou à la guérison du monde ? » comme le suggérait Arnaud Desjardins. Ph.Y.D
À chaque nouvelle crise (et elles sont nombreuses depuis 20 ans) se pose la question de leur raison d’être. La première réponse est : tout a un sens et une cause. Seul notre manque de discernement nous conduit à regarder les événements qui jalonnent notre vie ou l’histoire du monde comme n’ayant aucun lien entre eux. Nous avons été éduqués ainsi, dans ce que nous devons appeler la séparativité.
C’est un handicap majeur pour oser une vision d’unité face à la crise globale que nous traversons. Pourtant, l’humanité n’a jamais eu tant besoin de ressentir le lien qui la rapproche de l’ensemble du Vivant.
Le lointain souvenir de l'Unité qui hante l'esprit humain est-il devenu un simple rêve ? Si c’est le cas, il deviendra, j’en suis certain, la réalité de demain. À la condition de prendre en compte l’enseignement des crises : car elles nous disent pourquoi nous nous trompons depuis tant d’années ; en quoi nous violons les lois universelles du Vivant ; là où nous devons changer. C’est le sens premier de toute crise individuelle ou collective. Les indications qu’elles donnent désignent avec précision les lieux de notre travail. N’a-t-on pas tendance à remettre les responsabilités de nos souffrances sur le dos des autres, du hasard ou de la nature ?
C’est un état d’esprit singulier que les peuples premiers et nos anciens ne partageaient pas avec nous. Ils voyaient dans le Ciel, la Terre et l’Homme un tout indissociable et interactif[1] où le poids de nos actes, de nos paroles et de nos pensées influaient sur la chaîne du Vivant.
Que veulent nous dire les crises majeures récentes ? La nature de leur intensité, leur résonance mondiale, la fréquence de leur rythme signent la gravité d’un malaise profond. Elles touchent l’un après l’autre aux points essentiels de notre humanité. Le 11 septembre 2001, la lutte des hommes entre eux, les affres d'une religion dévoyée; la crise financière de 2007, le dérèglement social et économique; les bouleversements écologiques, l’aspect suicidaire du développement matérialiste; aujourd’hui, le drame nucléaire du Japon, la folie d’une science sans sagesse.
Non seulement ces crises ont un sens mais elles ont un lien entre elles. Elles sont le fruit d’un état d’esprit: la négation de l’unité du Vivant. Si une vision de la vie nous conduit à de telles extrémités, un nouveau regard nous aidera à sortir de l’impasse. S’indigner ne suffit pas. En nous éloignant d’une représentation globale de la vie, nous développons l’antagonisme et le déséquilibre. C'est donc bien un problème d'accord entre l’homme contemporain et le Vivant qui se pose à nous aujourd'hui.
Face aux avertissements voire aux ultimatums lancés par ces crises nous nous heurtons à l’illusion de la vie ordinaire : une sorte d’endormissement individuel et collectif nous empêchant de prendre conscience de la véritable nature des choses. Mais nul besoin d'être prophète pour imaginer que dans les mois ou les années à venir, quelques événements «imprévisibles» ne viennent bouleverser à nouveau l’équilibre déjà chancelant du monde.
Comment pouvons-nous répondre à cela ? L'exemple de l’avenir du climat est intéressant : il est la première question de solidarité obligatoire de l’histoire de l’humanité. Cela nous ramène à la question qui se posait au XIXe siècle et qui s’est perdue au XXe siècle : " Y a-t-il un projet commun pour l’humanité ?" C'est à cela que nous devons réfléchir. Une crise globale exige une vision globale pour créer des solutions locales qui participent à la cohérence d’un même mouvement. Il est donc souhaitable d'envisager une conception de l’homme et de son rapport au Vivant suffisamment universel pour créer une compréhension active et utile pour tous.
Nous pouvons, en cela, nous appuyer sur un effet positif de la mondialisation : la réduction de l’étendue du globe dans l’esprit de l’homme. La conscience de la filiation qui rassemble l’humanité n’a jamais été aussi forte. Nous devons nous affirmer en tant que citoyen du monde, solidaire localement et globalement. C’est une opportunité. Le «printemps arabe» montre à quel point les paradigmes[2] ont changé. Le geste brutal d’un policier dans le Sud tunisien a déclenché une réaction en chaîne totalement imprévisible, il y a encore quelques mois. La question est donc : comment donner une force, une cohésion à cette vision globale face à ces puissances financières et politiques profitant de la division et de la faiblesse de chacun pour continuer à égarer le monde.
Jacques Attali propose des états généraux de la planète. Mais la politique peut-elle seule nous aider à relever le défi ? Les hommes politiques sont entraînés dans un tourbillon de plus en plus rapide. Comme s’il suffisait de marcher dans n’importe quelle direction pour avancer sûrement. Paradoxe à coup sûr : la démocratie se doit d'être nourrie d'une vision indépendante de la loi du nombre.
L’homme a besoin de réintégrer toutes les dimensions de la vie pour espérer trouver un nouvel équilibre. C’est à ce niveau que le patrimoine spirituel de l’humanité est d’un grand secours. Je dis spirituel car le monde religieux est encore trop marqué par l’intérêt particulier[3]. Au sein de ce patrimoine spirituel existe une constante: le bouddhisme contemporain la nomme l’unité dans la diversité[4], le soufisme l’unité essentielle de l’Être[5], que l’on retrouve aussi dans l’hindouisme. Cette vision propose deux grands principes : le premier est l’unité de fond de l’esprit humain, cet espace intérieur serein qui existe en préalable de toute affirmation ou négation, de toute représentation mentale. C'est la nature inconditionnée de notre esprit, la dimension spirituelle primordiale de l’homme. Le second est l'unité des valeurs et des expériences partagées par tous les hommes qui fonde notre humanité : l’appartenance à un même monde, une même espèce. C’est le lien naturel au Vivant que la crise écologique et les événements récents contribuent à raviver.
A ces deux principes essentiels, il faut rajouter l'amour qui est le socle de cette conception. Parfaitement exprimé par le Christ quand il affirme : « (…) Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit.» voici le premier commandement. Le second lui est semblable: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» C’est de ces deux commandements que dépendent toute la loi et les prophètes.» (Matthieu, XXII, 34-40).
Ces deux principes et l’affirmation de l’amour définissent notre nature essentielle. Les véritables fondements de notre humanité en tant qu’être doué d’un corps, d’une âme et d’un esprit. L’équilibre et l’harmonie d’un être ou d’une collectivité résultent de la conformité ou non de son action avec sa nature essentielle, avec son dharma, selon l’expression de la métaphysique hindoue. Or nos actions sont en grande partie adharma : irrespectueuse de notre nature essentielle et donc en opposition avec les lois du Vivant[6]. Le retour à une intégration de l’unité de l’existence est donc la grande affaire du monde d’aujourd’hui et demain. Elle seule peut nous aider à faire mûrir le sentiment d’appartenance à une société humaine où chacun fasse siens les objectifs collectifs.
Cela ne semble pas évident à tous. Pourtant en cas de crise nous allons naturellement vers son complémentaire, lorsque la république est en danger, les députés invoquent l’unité nationale ; un couple en difficulté essaie de réunir ce qui permet de recréer l’harmonie et la paix. Le principe est identique qu’il s’agisse de problèmes personnels ou communautaires. Seule, la dimension des enjeux a changé : elle est devenue planétaire. Hissons-nous à ce niveau si nous voulons impacter le futur positivement en proposant une vision partagée qui rassemble l’humanité par-delà les différentes cultures. Si nous voulons, ne serait ce que relever le défi climatique, il n’y a de solution que mondiale, aucun pays ne peut le faire seul.
Reste à poser le lien avec la Source de la vie. Les religions devraient nous y aider, mais les responsables religieux sont encore réticents à conclure à l’unité transcendante des religions. Cependant les nouvelles générations que je rencontre sont plus sensibles à cette perspective universelle. Tout homme porte cette conscience en lui. Nous parlons des langues différentes, pratiquons des cultes variés mais la douleur ou l’amour, qu’ils s’expriment en japonais ou en français, sont les mêmes. Nous appartenons tous à ce Vivant universel.
C’est notre force et d’elle naîtra le changement de paradigme qui ramènera la paix et la compréhension de la même manière que la division provoque le chaos. Le témoignage de Maurice Faure qui participa aux prémices de la construction de l’Europe est intéressant ; d’après lui, l’émergence de la vision primitive d’un espace commun entre les ministres présents ne fut possible dès qu’ils arrêtèrent de se considérer comme les représentants d'un état et qu’ils prirent le temps d’un partage simple et convivial entre êtres humains. De l’état d’esprit ainsi créé naquit le possible et le nouveau.
Espérons pouvoir réunir des hommes de bonne volonté pour proposer et partager cette vision? Mais nous devons encore vaincre une résistance : la peur de perdre notre « territoire ». Nous sommes accrochés à ce qui constitue notre identité comme des naufragés à une bouée de sauvetage. Cela manque de dignité et d'espace, réduit notre compréhension du monde et notre aptitude à nous y mouvoir avec justesse. Nous percevons le message de l’Unité en tant que menace pour notre existence assujettie à la notion de territoire (qu'il soit politique, religieux, personnel etc. C'est bien trop étroit pour y accueillir la globalité de notre humanité.
Cette résistance gronde encore par-delà les continents, refusant de mourir à elle-même, préférant l’anéantissement au changement. A l’image de ces personnes qui choisissent la mort pour leur épouse et leurs enfants plutôt que d’en être séparés. Tout perdre? Á l’évidence, nous sommes en train de le faire. Nous perdons jusqu’à l’air même que nous respirons, l’eau que nous buvons, sans parler de cette paix et ce bonheur intérieur qui n’est plus qu’un vague souvenir pour une majorité d’entre nous.
Fukushima, signifiant l’île du bonheur, est devenue le spectre du malheur. L'égotisme naturel de l’homme le contraint à agir pour son seul intérêt. Est-ce là l’indépassable horizon de l’humanité? C’est réduire l’homme à ce qu’il n’est pas. Nous avons d’autres ressources et d’autres capacités. Nous pouvons découvrir un espace de partage plus vaste en nous-même. C’est le message que porte la vision de l’Unité de l’existence. C’est une parole libre, audacieuse, généreuse qui favorise l’enrichissement du vécu personnel. C'est un trésor caché qu'il nous reste à découvrir.
Ce message de l'Un nous invite à nous réapproprier le monde et à envisager une relation au Vivant plus juste et plus équilibrée, consciente de la réalité. Elle propose de reconstruire un homme vrai, optimiste, qui envisage son action, son projet de vie et de société en lien avec tous. Mais aussi avec le Soi éternel, généreux, présent: ressource à laquelle nous pouvons puiser l’énergie nécessaire pour rendre l’utopie réelle. Beaucoup me disent mais qu’attend-Il pour agir (en parlant de Dieu) ? Et si c'était nous qui n’assumons pas notre tâche d’Homme? Réveillons nous ! N'ayons pas peur, si au-dehors tout s'écroule, au-dedans peut se bâtir le Nouveau. Non pas dans un homme déchu, ou sectaire, renfermé sur lui-même, mais en un être amoureux de la vie, prêt à la partager, à la faire fleurir, vivant, sensible, les pieds sur terre, les yeux grands ouverts. Soyons le Printemps du monde — fêtons les noces primitives de l’Homme, de la Terre et du Ciel — si ce n’est pas pour nous que cela soit au moins pour nos enfants et nos petits-enfants.
Philippe Demaison (yâ sîn)
Le Havre Avril 2011
[1] L’essentiel de leurs rites avait pour but de maintenir par une interactivité positive l’équilibre de l’ensemble du Vivant. [2] Un paradigme constitue un modèle cohérent de représentation du monde et d’interprétation de la réalité. [3] Penser détenir seul la vérité enchaîne, ne permet pas de s’élever vers l’universalité contenue au cœur de chaque message religieux. [4] Lama Denys, La Voie du Bonheur, Édition Acte Sud, 2002 [5] Wahad al Wujud, Cf. Ibn Arabî in La Sagesse des Prophètes, Albin-Michel, Paris,1974 [6] Même si du point de vue ultime, la somme de tous les déséquilibres particuliers concoure toujours à l’équilibre total du Vivant que rien ne saurait rompre.
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