« Le chemin vers l’avenir
Passe par le retour aux sources »
Edgar Morin
« Stop, stop, arrête-toi ! Arrête-toi immédiatement ou je te tue !», crie Angulimala plein de fureur en se rapprochant du Bouddha qui marche tranquillement dans la contrée terrifiée par le rodeur avide de sang. Sans cesser de marcher, le Bouddha pose son regard souverain sur le visage de celui qui s’apprête à le tuer et lui répond :
« il y a longtemps, Angulimala, que je me suis arrêté ».
Subjugué par la présence impavide du Bouddha, Angulimala rend les armes, renonce à la violence, pratique la méditation et parvient à l’éveil, l’état d’Arhat, vainqueur de l’ennemi. A l’origine, cet homme intelligent avait pour nom Ahimsaka, le non violent. Puis, trompé par lui-même et par une autorité dévoyée, convaincu que le crime lui apporterait le bonheur suprême, orné d’un collier de doigts arrachés à ses victimes, il fut connu comme Angulimala, Rosaire de phalanges. Enfin, le sûtra nous dit que, transformé par sa rencontre et la pratique méditative,
Celui qui fut jadis confus
Mais ne l'est plus,
Illumine le monde
Comme la lune dégagée des nuages[1].
Cette parabole bien connue en dit long sur le monde, la démence, la sagesse et la métamorphose possible.
La violence qu’exerce notre mode de vie sur la nature est criminelle[2]. Nous vivons soumis à notre propre aveuglement ainsi qu’à l’autorité dévoyée du système technoscientifique capitaliste dont nous sommes, bon gré mal gré, partie prenante. Notre économie fondée sur l’avidité consumériste supplante la politique du bien commun. Nous vivons selon les préceptes d’une idéologie entrepreneuriale de prédation mortifère, très performante au demeurant. Cela fait quasiment l’unanimité : « Sixième extinction massive », disent les scientifiques, « menace existentielle, nous creusons notre propre tombe », avertit l’ONU, Boris Johnson déclare : « la colère et l’impatience du monde entier seront incontrôlables, si nous ne sommes pas enfin réalistes face au changement climatique » … La jeune et ardente Greta que soutient le Dalaï Lama, crie « trahison » … Et l’épée d’Angulimala tremble toujours au-dessus de nos têtes.
Pourtant rares sont ceux qui parmi nous se retournent et peuvent dire « je me suis arrêté » ; et faire ainsi basculer la terreur. A ce point, sachant que les vertes promesses ne sont pas tenues par la majorité d’entre nous, il semble qu’aujourd’hui comme hier, nous ne changerons pas le monde de l’extérieur. La révolution nécessaire est trop radicale et profonde pour que des changements significatifs se réalisent par des adaptations de circonstance. Aux fins ultimes nous devons une réponse primordiale. Le chemin vers l’avenir, comme le dit Edgar Morin passe par un retour aux sources[3].
La bonne nouvelle est que la fin des idéologies modernes et du mode de vie matérialiste qui en découle, nous amène à une remise à zéro. Face aux carences de notre système de valeurs, nous sommes amenés à une remise en question fondamentale. Nous sommes poussés avec force à replonger dans les questions originelles, avec leurs interrogations éternelles : Qu’est-ce qu’être humain ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que l’esprit ? Qu’est-ce que la connaissance ? Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce qui est désirable et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce que le bonheur ?
Les défis du temps nous somment de revenir aux sources de notre expérience humaine. Les forces pour redécouvrir cette source vive se trouvent en nous-même, dans notre cœur, dans notre esprit et dans notre héritage humaniste et spirituel qui s’est exprimé dans les sagesses[4] d’orient et d’occident, et aussi dans la philosophie des peuples premiers. Cette sagesse précède les idéologies religieuses ou matérialistes. Elle précède également les élaborations conceptuelles partisanes et prend sa source dans l’expérience primordiale, l’expérience de la nature de notre esprit, l’expérience naturelle de ce que nous sommes et vivons avant toute forme de complication mentale. Nous pouvons revenir aux source de l’intelligence et de l’éthique qui se trouve dans cette sagesse première. Ce n’est pas une sagesse pauvre, de complaisance ou de mièvre résignation. C’est au contraire la sagesse révolutionnaire qui fut celle des grands sages éclairant l’humanité depuis les origines. Elle a un caractère naturel car elle est indissociable de notre condition d’homo sapiens. En ce sens, étant naturelle, riche de multiples expressions différentes, son contenu est universel.
Au nom des chimères du progrès, de son rationalisme étriquée et de son individualisme obsessionnel, la modernité a recouvert les vertus de cette sagesse d’un voile plus opaque que jamais. Pourtant, cette intelligence du cœur est présente naturellement au fond du corps, de la parole et l’esprit humain. Elle s’exprime différemment en fonction des contextes ; cette diversité est sa richesse, mais elle dit essentiellement toujours la même chose : « Connais-toi toi-même, connais la nature de ton esprit et tu découvriras l’harmonie du vivant ». C’est cela, cette expérience fondamentale, la connaissance en soi, la connaissance de la connaissance, incorporée, vivante et vécue, qu’évoque le Bouddha lorsqu’il dit à Angulimala « je me suis arrêté ». La force du message est telle que celui qui le reçoit en est transformé, métamorphosé. C’est ainsi que de proche en proche des milliers de personnes peuvent changer, et le monde aussi !
Que signifie « je me suis arrêté » ?
Le Bouddha dans l’histoire s’est arrêté de nourrir l’ignorance et les émotions destructrices. Il pratique « l’arrêt » de la saisie du flots des pensées discursives. Il vit dans le présent immédiat sans peur et sans reproche, paisiblement en harmonie avec la réalité. Pour reprendre la parole des sûtras en substance : Il a cessé de nourrir la « soif » qui domine le monde, et les murs de la maison de l’ignorance qui le tenaient prisonnier se sont écroulés.
Voilà la révolution dont nous avons besoin. La soif, l’avidité, toujours la même, aujourd’hui démultipliée des millions de fois par la puissance technologique, détruit notre monde. L’ignorance dans laquelle se complaît notre esprit nous aveugle au point que nous mourons, desséchés au bord des rivières enchantées et généreuses de la nature et de notre nature.
Cette révolte, celle de tous les temps, est la nôtre. Elle fut celle des prophètes comme celle des grands humanistes. Même s’il y a des différences, et sans doute sont-elles fécondes, il semble qu’aujourd’hui dans cette quête de renaissance, nous pouvons déployer les efforts nécessaires pour, comme l’écrivait Albert Camus dans un autre contexte, surmonter les préjugés du temps. Ainsi nous pourrons-nous redécouvrir la sagesse holistique, humaniste et spirituelle délivrée des croyances et des dogmes, tournée vers les exigences, la dignité, la grâce, la beauté, la bonté et la noblesse des qualités naturelles de la nature humaine. Ces qualités se résument dans l’union de la connaissance et de l’amour, de la compréhension et de la bienveillance, de l’intelligence et de l’altruisme.
Pour conclure concrètement, changer le monde prend aujourd’hui le visage de la transition écologique qui s’impose à nous. Cette transition ne semble être véritablement possible que si elle est accompagnée d’une transition intérieure. L’une et l’autre peuvent se renforcer mutuellement. Dans la parabole évoquée plus haut, le Bouddha s’est arrêté mais il continue de marcher. Arrêter de nourrir l’avidité, la violence et l’indifférence en soi n’empêche pas d’agir pour changer le monde. On dirait même que le changement commence par là. Concrètement, nous pouvons créer des oasis de longue vie. Cela commence par nous-même, là où nous sommes, grâce à la pratique de l’arrêt - de l’ouverture, de la clarté et de la sensitivité qui s’en dégage, autrement dit la méditation de pleine présence[5] qui est le moyen par excellence de redécouvrir la sagesse et la compassion dont nous avons besoin. Nous pouvons aussi construire des éco-lieux comme nous y encourage magnifiquement la Coopérative oasis[6]. Nous pouvons réinitier dans le foyer de nos cœurs et de nos esprits le feu ardent de la sagesse éternelle pour vivre et partager un humanisme régénéré[7] qui change le monde à chaque instant.
« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent »[8].
« Tous les bonheurs du monde viennent
De la recherche du bonheur d’autrui
Toutes les souffrances du monde viennent
De la recherche de son propre bonheur. »[9]
Frédéric Lhündroup
[1] https://amitabhabuddha.wordpress.com/2011/03/23/majjhima-nikaya-86-angulimala-sutta/ [2] Sur la crise écologique, voir l’éblouissant éclairage d’Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, Michel Lafon, 2020 et notamment sa conférence à Polytechnique https://www.youtube.com/watch?v=BLYJFIX6mFw [3] Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie § Mémentos, Denoël 2021, p 144-147 [4] A voir prochainement : les Assises de la sagesse : visioconférence prévue les 13 et 20 février 2022 sur le thème « La Sagesse : quels bienfaits pour l’humanité d’aujourd’hui ?" inscription gratuite sur https://www.lesassisesdelasagesse.com/ [5] Sur la méditation dans une approche humaniste et spirituelle fondée sur la science contemplative du Bouddha, voir Denys rinpoché, Le grand livre de la pleine présence, Albin Michel 2020. [6] https://cooperative-oasis.org/ [7] Sur un humanisme régénéré, voir : Edgar Morin, in Mindfulness et humanisme, une éducation pour le XXIe siècle, Dervy, 2020. [8] Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, Folio essai, 2019, p 380 [9] Shantideva (VIIIe siècle), Bodhicaryâvatâra, la marche vers l’éveil, Padmakara, 2007, p 154 [1] https://amitabhabuddha.wordpress.com/2011/03/23/majjhima-nikaya-86-angulimala-sutta/ [2] Sur la crise écologique, voir l’éblouissant éclairage d’Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, Michel Lafon, 2020 et notamment sa conférence à Polytechnique https://www.youtube.com/watch?v=BLYJFIX6mFw [3] Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie § Mémentos, Denoël 2021, p 144-147 [4] A voir prochainement : les Assises de la sagesse : visioconférence prévue les 13 et 20 février 2022 sur le thème « La Sagesse : quels bienfaits pour l’humanité d’aujourd’hui ?" inscription gratuite sur https://www.lesassisesdelasagesse.com/ [5] Sur la méditation dans une approche humaniste et spirituelle fondée sur la science contemplative du Bouddha, voir Denys rinpoché, Le grand livre de la pleine présence, Albin Michel 2020. [6] https://cooperative-oasis.org/ [7] Sur un humanisme régénéré, voir : Edgar Morin, in Mindfulness et humanisme, une éducation pour le XXIe siècle, Dervy, 2020. [8] Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, Folio essai, 2019, p 380 [9] Shantideva (VIIIe siècle), Bodhicaryâvatâra, la marche vers l’éveil, Padmakara, 2007, p 154
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