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  • Photo du rédacteurDominika

Contribution de Zarina Khan pour Les Assises de la Sagesse Session du 20 février 2022


Mes amis,

Je suis heureuse d'être là, avec vous, dans cette réunion, cette union. Dimanche dernier, les intervenants ont réalisé par leur présence, par leurs propos, l'Unité dans la diversité. Ils en ont été la preuve vivante. Philippe Yâ Sin m'a invitée à vous faire part de mon expérience, Denys Rynpoché a souligné que « l'expérience rassemble »...Alors mon cheminement vers l'unité, je vais le partager avec vous, parce que que la diversité, j'ai été amenée à la vivre, dans ma chair, dès ma conception, dès ma naissance.

Mon père indien musulman, participe à la création du Pakistan, ma mère russe orthodoxe, -mes grands parents russes blancs ont fui la révolution d'octobre-...je suis née à Tunis, dans la colonie russe de Tunis, et je suis de nationalité française car c'est alors un protectorat français.

Mes parents, premier couple mixte de ce jeune Pakistan, dérangent tout le monde, les français, les anglais, les indiens, les pakistanais. Alors que j'ai 3 ans à Karachi, j'assiste, sidérée, à la lapidation de ma mère. Cette foule hurlante qui veut la mort d'une femme chrétienne qui a épousé par amour un musulman, l'incompréhension générée par cette scène, ont fondé tous mes actes depuis, et forgé mon chemin. Ma mère a survécu, et nous avons du alors fuir elle et moi, car j'étais le fruit du pêché et la prochaine cible.


Avant notre séparation définitive, mon père, qui reste au Pakistan dédié à sa mission, dit à ma mère : « Donne ta religion à notre fille, tu ne connais pas assez l'Islam pour le lui transmettre, la religion est une discipline qui structure l'être, quelle qu'elle soit. » Cet homme si pieux Salahuddin Khan, -ce qui signifie le pilier de la foi et le chef-, m'a transmis en une phrase toute sa sagesse. Je ne l'ai pas revu pendant 33 ans et puis à peine quelques jours dans toute ma vie, mais cette phrase m'a portée et me porte. Une phrase, quelques mots formés de lettres qui s'enlacent les unes aux autres...Et tout devient possible. L'impossible se tord sous la puissance du Verbe parce que derrière les mots se tient le cosmos, qui en grec ancien signifie l'ordre, l'ordre du Cosmos.

Peu après cet exil forcé, j'ai reçu le trésor des lettres de l'alphabet, je les ai aussitôt aimées, toutes si différentes, qui enfantent la pensée, si diverses et qui s'unissent pour porter le sens.


Musulmane à ma naissance, orthodoxe russe à 4 ans, élevée dans un couvent par des dominicaines, je serai aussi la belle fille du second mari de ma mère, allemand protestant et accessoirement ancien nazi. Très jeune, j'épouse un juif d'origine polonaise dont la famille a été déportée et a péri dans les camps d'extermination.

Les religions sont là, s'entrelacent en moi, dans leurs enseignements divers et pourtant unis. Mais les communautés qui les animent ont du mal à m'accepter, car je n'en choisis aucune, je navigue entre elles, embarcation encore frêle, qui se heurte aux récifs de l'intolérance, aux écueils implacables de la non-appartenance, à l'exclusion. Je ne suis chez moi, nulle part, je suis exilée de tous les pays, de toutes les appartenances, exilée de la terre. Où aller ? Comment devenir dans cette solitude?


C'est dans l'alphabet, dans les lettres de lumière, qu'apparaît à l’enfant que j’étais, le seul refuge possible. À 4 ans j'écris mon tout petit premier poème, cri de ma douleur. Je le lis à mon institutrice et je vois son visage s'illuminer. « C'est beau » dit elle. Je comprends alors que ma peine produit de la beauté qui ouvre sur la joie. L'alchimie est là, prodigieuse. La souffrance est la matière de la joie qui amène à l'élévation. Dès lors je vais aiguiser l'instrument qui va me permettre de rejoindre l'Autre, tous les autres, au delà des frontières, au delà des enfermements, la création, l'Art, l'écriture sur le papier, et l'écriture du corps dans l'espace, le théâtre, car le corps parle et dit tout ce que les mots ne savent pas encore.

Le pays unique alors se dévoile, l'espace sacré. Et j'approche cet espace avec les autres, et surtout avec ceux qui croient ne pas savoir écrire, ceux qui croient ne pas savoir dire, pour qu'ils découvrent par l'expérience du Théâtre que nous sommes chacun auteurs, acteurs, metteurs en scène de notre propre vie et que nous écrivons à chaque instant la grande histoire de l'humanité.


Dans ces ateliers d'écriture et de théâtre, j'appelle les joies et les douleurs à se dévoiler pour devenir, grâce à l'ensemble, à la présence de chacun, pure beauté, pour faire œuvre. Si je parle, tu m'entends, si tu parles, je t'écoute, tu es mon partenaire, si je tombe, tu me rattrapes, et avec toi, je crée. Et il m'est donné de me tromper, de répéter, jusqu'à ce que la symphonie, après avoir unifié notre diversité, soit prête à unifier la diversité des spectateurs.

Amoureuse de l'étymologie, je découvrirai bien plus tard que Théâtre vient de Theo, Dieu, et astre, l'astre de Dieu...

Je cueille, je recueille les joies, les peines, les mots se posent sur les lignes tels des oiseaux migrateurs et font tout le tour de cette terre qui ne m'offre pas de pays. La douleur du rejet, l'exclusion, se métamorphosent. Si je n'ai pas de pays, c'est que je suis partout chez moi, si je n'appartiens à aucune religion, c'est qu'elles sont toutes en moi, balises de lumière dans la tempête déchaînée par les armées de l'ombre, qui n'ont pour chef que le désespoir.


Swamini disait « Le monde est une grande famille ».En grec ancien, Oïkos, signifie « la grande maison », la terre, notre planète est une grande et unique maison qui ne tient debout que par sa diversité. Oïkos est la racine du mot économie, la gestion de la grande maison, du mot écologie, l'harmonie de notre grande maison. Ce sens une fois dévoilé, le sacré apparaît partout, havre sans atours, il surgit au cœur des banlieues, entre deux barres d'immeubles, dans un champ où quelques fleurs sauvages se tendent vers le soleil, il se manifeste lorsque je trace un cercle de craie sur le goudron de la cour de récréation pour créer un espace scénique...


Je sors actuellement d'un ermitage de 7 années pendant lesquelles j'ai écrit. Je pensais écrire un livre de philosophie, un livre de pédagogie, le roman vrai de ma vie s'est imposé, le récit de mes expériences, pour que le lecteur y retrouve l'écho de son expérience et que nous avancions ensemble, équilibristes entre les étoiles. Le titre s'est posé, tel un grand oiseau qui ferme ses ailes parce qu'il est arrivé, après une longue traversée. « La sagesse d'aimer », oui, les termes de la philosophie qui signifie l'amour de la sagesse, concept qui peut paraître bien abstrait, se sont inversés.

Je ne sais pas dire sagesse sans ajouter le verbe aimer. 1000 pages que j'ai écrites encore pour apprendre, avec la distance, comment les épreuves se transforment, pour partager les chemins ardus, escarpés, et la beauté qui éclate, pleine de sens, au détour d'un éboulement, d'un acte de barbarie, d'un bombardement. Et sur ces chemins de douleurs renouvelées, au bord des gouffres les plus effrayants, l'inattendu, voire l'impensé, l'émerveillement m'a enchantée. Incantare, le chant du dedans.

Aimer est un verbe vertigineux, et pourtant simple, qui trouve sa source dans l'essentiel. Aimer non pas ce qui est aimable, car cela est plus de l'ordre de l'affinité, de l'attraction. Aimer ce qui ne nous est pas agréable, qui ne suscite aucun désir, aimer l'autre qui ne nous plaît pas, avec lequel nous ne sommes pas d'accord.

Aimer ce qui est, tout ce qui est, parce que c'est.

Aimer l'autre parce qu'il est ou a été vivant et qu'il fait partie de cet ensemble en devenir, en mouvement incessant, parce qu'il joue avec nous, dans ce grand orchestre de l'humanité, la symphonie d'un monde en perpétuelle création.


Et puis aimer ceux que nous ne connaissons pas. Socrate, mon cher compagnon de route, Socrate m'a appris le sens du verbe connaître. Cum nascere, naître à soi avec l'autre. J'ai découvert qu'à chaque pas nous nous enfantons nous mêmes, nous accouchons du soi, de l'être qui demande à s'élever en soi, avec l'autre, grâce à l'autre. C'est lui aussi qui m'a appris la maïeutique, à accoucher la pensée, dans le dialogue, et j'y ai trouvé les fondations d'un Théâtre qui rassemble dans l'universel.

Je veux à présent partager avec vous une expérience d'atelier qui m'a apporté des enseignements essentiels. En 1992, la guerre a éclaté en Europe, en ex-Yougoslavie.

Sarajevo, la ville de toutes les religions enlacées, où la mosquée, la synagogue, l'église orthodoxe et la cathédrale forment la même rue, se côtoient sur les mêmes trottoirs, Sarajevo est assiégée. Et alors que la solidarité s'organise, que les bûcherons partent couper du bois pour les gens qu'ils ne connaissent pas et qui meurent de froid, que les infirmiers, sur leurs congés, vont panser les blessures, de ceux qu'ils ne connaissent pas, j'étais en répétition d'une pièce d'Eschyle sur la guerre, « Les 7 contre Thèbes », la fin tragique de l'histoire d'Œdipe, à la Cartoucherie de Vincennes. Les mots de la douleur que j'entends à la radio font écho aux mots d'Eschyle 2500 ans après. C'est Eschyle qui m'envoie à Sarajevo. collecter dans l'abomination, la grandeur de l'humain.

1er octobre 1993.

Un obus est tombé juste avant la rencontre prévue avec un groupe d'adolescents que je ne connais pas, qui ne me connaissent pas. Agitée de tremblements, je suis arrivée, hagarde, sur la place de notre rendez vous. 14 adolescents se tiennent debout, ils attendent l'inconnue qui vient de France. Et lorsqu'ils me voient apparaître, ils sourient, un énorme sourire qui embrasse l'univers, ils sourient parce que je suis vivante, je souris parce qu'ils sont vivants. Je cours vers eux, vers ma grande famille dont je ne sais rien si ce n'est que je les aime et qu'ils m'aiment, parce que nous sommes vivants !

Lorsque je leur demande pourquoi ils n'ont pas couru aux abris, ils répondent en riant : nous avons rendez-vous, nous ne pouvions pas rater le rendez-vous ! Oui, là bas j'ai pu confirmer que vivre, c'est être au rendez-vous, au risque de sa vie.

Je n'avais obtenu d'autorisation de l'ONU que pour 7 jours, deux jours pour le voyage en avion militaire, cinq jours sur place. Là, au rythme des tirs de la ligne de front toute proche, le temps s'est suspendu, là j'ai compris que le temps n'existe pas, ou tout au moins il est très relatif, comme le disait Einstein ! Et sans hâte, en quatre jours, tournés vers l'essentiel, nous avons écrit et monté l'œuvre, Le Dictionnaire de la Vie. Au 5ème jour, nous l'avons jouée trois fois dans trois quartiers différents, le public est au rendez-vous, l'avenir est debout . Un hymne à la paix est né au cœur de la guerre. Depuis, la pièce a fait le tour de la terre et a été traduite en de nombreuses langues. Et elle continue à s'écrire !

Deux ans après, grâce à la question d'un journaliste, j'ai appris que dans le groupe, il y avait des catholiques, des orthodoxes, des musulmans, des juifs, presque tous ils étaient des enfants issus de couples mixtes. Nous n'avions jamais éprouvé le besoin d'en parler, dédiés à la foi qui nous portait, au service de la paix.

Le paradoxe de la sagesse se situe en creux. Ce dont nous avons cruellement manqué, nous pouvons le créer pour l'offrir à d'autres. Là se love la sublime réparation, l'alchimie fondamentale. Ce que je n'ai pas reçu, je te l'offre, à toi que je connais sans t'avoir rencontré. Ainsi du cœur de la guerre, les adolescents du Dictionnaire de la vie ont offert les fondements de la paix à ceux qui ne l'avaient pas perdue.

Avec les pierres de leur douleur, ils ont construit un pont, un pont sacré, pour se relier à la grande famille. Et la grande famille s'est enrichie de leurs mots, de leurs larmes, de leurs joies.

Les militaires parlent d'opérations lorsqu'ils lancent une offensive. Mais le même mot sert à opérer le corps malade, le purifier, le délivrer de ses scories morbides. Opérer avec, c'est co-opérer, et s'ouvre alors aux guerriers de lumière, l'opéra à créer, ensemble, l'œuvre à accomplir, guidés par le chant du dedans. Incantare. L'enchantement d'être, au plus profond de soi, au service de ce qui est.


Pour finir, bien sûr, j'ai cherché l'étymologie de « sagesse », je me suis régalée ! Sagesse vient du latin sabius, altération du latin impérial sapidus « qui a du goût, de la saveur » !


Savourons alors mes amis, mes sœurs et mes frères, savourons ensemble d'être au monde et de servir sa magnificence !



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